Pandemonium - version francophone

Pandemonium

    Je suis né dans un monde où les adultes ne savent plus comment expliquer qu'ils ont peur aussi. Peur de posséder un savoir qui ne servira à rien lorsque nous serons confrontés à la vie. Peur de la concurrence que leur fait le savoir fantastique étalé par le tout-écran, fâcheuses petites lucarnes où l'on regarde le monde se déshabiller dans une odeur de désinfectant.

"- Phase un peu. Enlève ton HTML, écarte tes paraboles, et laisse glisser mon Shockwave dans ton S-VHS."
"- Ca le fait si t'as un anti-virus."

Et inutile de nous dire que si on débranche le groupe électrogène du monde ce savoir disparaît. Personne ne débranchera le monde, jamais.

 Je suis né dans un monde où les adultes ne savent plus comment s'excuser de n'avoir pas su, pas vu, pas pu... Je ne leur en veux pas. Je sais qu'ils ne sont pas plus coupables que victimes. Mais il ne faut surtout pas qu'ils le sachent... tant qu'ils culpabilisent, ils nous aident.

 Je suis né dans un monde piston qui frappe ses butoirs avec haine et régularité dans une cacophonie d'onomatopées métalliques qui résonnent partout. Ce rythme aveuglant fait de numéros, de moteurs, de taux, de cadences, de délais, de compétitivité, de supériorité, et même dans ma minute soup j'entends les secondes qui passent. Au troisième top il sera trop tard.

 Je suis né dans un monde où les hommes, singes à l'odorante fierté, ont voulu tout mesurer, quantifier, diviser... se donnant l'espoir bien viril de contrôler le temps parce qu'ils ont réussi à diviser un jour et une nuit en vingt-quatre parties égales. Je connais des pâtissiers qui font mieux et en font moins cas.

 Je suis né dans un monde où les relations sont publiques et où le cristal est liquide.

 Je suis né dans un monde où à 19h59, chaque jour, on me fait la démonstration simple et imagée de la vanité de mes rêves. "Vous ne réussirez pas parce que vous savez que c'est impossible" pour paraphraser l'autre.

"- Alors rêve petit con. Rêve et épuise toute ton imagination à voir ce que tu ne verras jamais. Puis fait serment d'allégeance à l'absence de questions... ou en tout cas à l'absence de réponses... Dors, je le veux."

Moi pas.

 Je suis né dans un monde où tout se monnaie. Même l'amour le plus doux se surprend à loucher du côté des comptes. Rien n'y échappe. Capitalisées à outrance, nos villes ont réussi à engendrer leur produit fini: la vénalité absolue. Bien sûr les exceptions existent, mais terrorisées dans leur cave ou usées par la lutte. Les rues se vident, l'argent circule. Tout va bien.

 Je suis né dans un monde où une femme n'ose pas refuser certains jeux de la chair de peur de paraître coincée ou frigide.

Je suis né dans un monde où les femmes sont plus heureuses entre elles.

Où les hommes ont toujours obéi aux femmes, mais maintenant que ça se sait, que ça se voit, tout se dérègle. Tout se défait qui était la colle de nos remparts. Tout naîtra peut-être de leurs ruines. Après les larmes.

 Je suis né dans un monde que les moins de vingt-cinq ans n'ont jamais connu sans immuno-déficience. Et dans les situations les plus liantes, à chaque fois au moment le plus proche, cette odeur de lubrifiant industriel. Odeur tenace. Plus pornographique et malsaine que tous les Enfers du Vatican. Comment voulez-vous aborder ce sujet avec le minimum de délassement nécessaire dès lors qu'il comporte un chapître sur la mort?

 Je suis né dans un monde où aucun désir n'est nécessaire. Seule l'envie compte.

 Je suis né dans un monde où, à l'image de l'espace, la vie se jalonne de pilules blanches, roses, jaunes ou bleues. Plaisir, faim, sommeil, éveil, force, cheveux, bronzage, libido, vue, fête, détente, oubli, chaque aspect de la vie est traitable avec ses dossiers et sous-dossiers, et peu résistent aux attraits de cette vie sur chimio-commande. Légaux ou non, la question n'est plus jamais là. Disponible ou non, c'est le seul débat. Au-delà, c'est le syndrôme du cyborg. Organisme Cybernétique. Tout est dit dans le terme.

 Je suis né dans un monde où les seules industries en expansion réelle sont celles dont le produit est interdit, voire pourchassé à grands frais. Or l'infantilisation forcenée de la société durant des siècles interdit tout retour immédiat aux valeurs de jugement et de discernement utiles à l'évaluation de ces dangers concrets ou non. Tout va bien je vous dis.

 Je suis né dans un monde où chaque jeune rêve de donner sa vie, sa chair à une cause. Mais aucune cause ne le mérite plus.

 Je suis né dans un monde occidental où nous ne profitons plus de l'état de paix parce que nous ne savons rien de l'horreur de la guerre, sinon à l'écran avant la pub et le film. Frappes chirurgicales et hôpitaux de fortune en 16/9. Nos guerres à nous sont en pixels.

 Je suis né dans un monde qui ne me ressemble pas. Mais j'y suis né dans ce monde. Ca vous plaît pas c'est kif. Et tous les recoins que vous aurez oubliés, chaque vide dans cette structure dont vous êtes si fiers, nous les investirons de nos utopies, celles qui nous feront vivre et nous rassembleront. Malgré tout.

 Car rien n'est dit de ce qui est important. Rien de ce sentiment enveloppant qui se pose sur les terres en nocturne, rien de ces attentes lascives sans but autre que la contemplation... épinglé par les étoiles, discutant avec elles de cette boule que les humains croient régir, rien de ce café serré pris à cinq heures pour être sûr de voir le jour se lever, rien des corps qui évaporent après l'amour, rien des rencontres, rien des sourires... rien quoi!

 Nous sommes nés dans un monde dont personne n'a à se vanter. On va en faire ce qu'on peut. Mais de grâce, arrêtez de capitaliser sur notre dos. Taisez-vous. Lâchez nous les baskets et laissez nous agir!

 

Nicolas Deckmyn

Bruxelles - Février 1998

Ecrit pour l'exposition de Marie-Jo Lafontaine:
-"Pandemonium" (Site Gallery, Sheffield, England) - 1998

Egalement utilisé pour "Babylon Babies" (Henie Onstad Kunstsenter) - 2001
+ catalogue (oeuvres de M.-J. Lafontaine + textes de Johan Pas, Gavin Jantjes, Paul Ardenne, ...).
ref.: isbn 82-90955-45-6

 

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